56

 

Midi. Sous un ciel d’azur dans lequel flottaient quelques rares nuages blancs poussés par une petite brise, le Leonid Andreïev croisait à environ 18 milles de Cabo Maisi, la pointe est de Cuba. La plupart des passagers qui se doraient au soleil près des piscines ne remarquèrent même pas à l’horizon la côte bordée de palmiers. Pour eux , ce n’était qu’une île de plus parmi les centaines qu’ils avaient déjà vues depuis Miami.

Sur la passerelle, le commandant Pokovski observait à la jumelle un cruiser qui approchait. C’était un vieux modèle à la coque peinte en noir dont le nom, le Pilar, s’inscrivait en lettres dorées. On aurait dit une véritable antiquité avec, déployé à l’arrière, le drapeau américain en position inversée, signal de détresse.

Pokovski s’avança vers la console de navigation et appuya sur la touche « Vitesse réduite ». Il sentit aussitôt les moteurs ralentir puis, quelques minutes plus tard, il pressa le bouton « Arrêt ».

Il allait quitter la passerelle quand il aperçut son second qui escaladait l’échelle venant du pont inférieur.

« Commandant, fit ce dernier, reprenant son souffle. Je reviens de la prison. Les prisonniers sont partis. »

Pokovski tressaillit.

« Partis ? Ils se sont évadés, vous voulez dire ?

— Oui, monsieur. Je me livrais à une inspection de routine quand j’ai découvert les deux gardes inanimés enfermés dans l’une des cellules. L’agent du K.G.B. est mort.

— Paul Souvorov a été tué ? »

Le second acquiesça :

« Selon toutes apparences, il a été étranglé.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas immédiatement averti par l’interphone ?

— J’ai pensé qu’il était préférable de vous l’annoncer en personne.

— Vous avez bien fait, naturellement, reconnut le commandant. Ça n’aurait pas pu se produire à un pire moment. Nos gens de Cuba arrivent pour transporter les prisonniers à terre.

— Si vous pouvez les faire patienter un peu, je suis sûr qu’en fouillant le bateau nous n’aurons aucun mal à retrouver les Américains. »

Pokovski se tourna vers le cruiser maintenant tout proche.

« Ils attendront, affirma-t-il. Nos prisonniers sont trop importants pour qu’ils se permettent de les laisser à bord.

— Il y a autre chose, déclara le second. Les Américains ont dû recevoir de l’aide.

— Ils n’ont pas agi seuls ? s’étonna le commandant.

— Probablement pas. Deux hommes âgés et affaiblis et une femme n’auraient jamais réussi à neutraliser deux agents de la sécurité et à tuer un professionnel du K.G.B.

— Nom de Dieu ! jura Pokovski avec une expression à la fois furieuse et inquiète. Ça complique la situation.

— Vous croyez que c’est la C.I.A. ?

— Je ne pense pas. Si le gouvernement des Etats-Unis avait seulement soupçonné la présence de ces hauts personnages à bord du Leonid Andreïev, la moitié de la marine américaine se serait précipitée à nos trousses comme des loups affamés. Or, voyez vous-même : pas un bateau, pas un avion et la base navale de Guantanamo n’est qu’à une quarantaine de milles.

— Qui alors ? demanda le second. Sûrement pas un des hommes de notre équipage.

— Ce ne peut être qu’un passager. (Le commandant se tut pour réfléchir, puis il commença à donner ses ordres.) Réunissez tous les officiers disponibles et formez des équipes de cinq pour fouiller le bâtiment de la cale au pont supérieur. Divisez le bateau en sections. Alertez les agents de la sécurité et prenez les stewards avec vous. Si les passagers s’étonnent, trouvez un prétexte plausible pour entrer dans leurs cabines. Changer les draps, réparer la plomberie, vérifier les extincteurs, bref inventez n’importe quoi. Ne dites ni ne faites rien qui puisse provoquer des soupçons ou amener des questions embarrassantes. Soyez le plus diplomate possible, abstenez-vous à tout prix de recourir à la violence, mais retrouvez-moi cette femme et ces deux hommes en vitesse !

— Que faisons-nous du corps de Souvorov ? »

Pokovski n’hésita pas un instant :

« Organisez des funérailles dignes de notre camarade du K.G.B., déclara-t-il avec sarcasme. Dès qu’il fera nuit, jetez-le par-dessus bord avec les ordures.

— Bien, monsieur », fit le second avec un petit sourire avant de disparaître.

Le commandant saisit un porte-voix et s’avança. Le petit bateau de plaisance dérivait à une cinquantaine de mètres du paquebot.

« Avez-vous besoin de secours ? » hurla-t-il.

Un homme trapu à la peau brune cria :

« Nous avons des passagers malades. Je crains une intoxication alimentaire. Pouvons-nous monter à bord et utiliser votre pharmacie ?

— Bien entendu, répondit Pokovski. Approchez. Je vais faire préparer la passerelle. »

Pitt n’était pas dupe de la petite comédie qui se déroulait sous ses yeux. Deux hommes et une femme, pliés en deux, grimpaient péniblement l’escalier de métal, feignant de souffrir le martyre. Ils méritaient presque un oscar pour leurs talents d’acteurs.

On aurait laissé passer le temps nécessaire à leur administrer un simulacre de soins puis Loren, Moran et Larimer auraient pris leur place dans le cruiser. Pitt était maintenant persuadé que le commandant allait faire fouiller le paquebot pour retrouver les disparus et qu’il ne repartirait pas avant.

Il s’éloigna du bastingage et se mêla aux autres passagers qui ne tardèrent pas à regagner les chaises longues, les piscines et les différents bars, Il prit l’ascenseur pour rejoindre sa cabine. En sortant, il frôla un steward qui attendait.

Il nota sans y prêter attention que l’homme était un Asiatique, probablement un Mongol puisqu’il servait sur un bâtiment soviétique, Il se dirigea vers le couloir sans plus y penser.

Le steward, lui, par contre, avait dévisagé Pitt avec une certaine perplexité qui s’était muée en stupéfaction tandis qu’il le regardait s’éloigner, Il était tellement abasourdi qu’il laissa l’ascenseur repartir sans lui.

Pitt tourna le coin et aperçut un officier accompagné de plusieurs hommes d’équipage qui stationnaient devant une cabine à trois portes de la sienne. Les sourires habituels s’étaient effacés. Il chercha sa clef dans sa poche tout en observant discrètement la scène. Une femme sortit et dit quelques mots en russe à l’officier en secouant la tête. Puis le groupe passa à la cabine suivante.

Pitt entra rapidement et referma la porte derrière lui. Un tableau digne des Marx Brothers s’offrait à ses yeux. Loren était perchée sur la couchette supérieure tandis que Moran et Larimer se partagaient celle du dessous. Tous trois s’attaquaient avec voracité à un plateau de hors-d’œuvre que Giordino avait subtilisé au buffet de la salle à manger.

Giordino, installé, lui, sur un tabouret dans la salle de bain, accueillit Pitt d’un vague signe de la main.

« Tu as repéré quelque chose d’intéressant ?

— Les contacts cubains sont arrivés, ils se préparent à effectuer la substitution de passagers.

— Ils vont attendre longtemps, ces fumiers !

— Oui, à peu près quatre minutes, répondit Pitt. Le temps qu’on nous enchaîne et qu’on nous jette à bord du bateau, direction La Havane.

— Ils finiront par nous trouver », murmura Larimer d’une voix tremblante.

Pitt avait déjà vu des hommes au bout du rouleau, la peau grise, le regard éteint et les pensées chaotiques. En dépit de son âge et de longues années d’excès en tout genre, Larimer était un homme encore solide d’apparence, mais son cœur et ses artères n’étaient plus capables d’affronter la tension et les dangers d’une pareille situation. Nul besoin d’être médecin pour reconnaître un malade réclamant des soins urgents.

« Ils fouillent les cabines voisines, expliqua-t-il simplement.

- Il ne faut pas qu’ils nous reprennent ! s’écria Moran en bondissant sur ses pieds avec des yeux fous. Fuyons !

— Vous n’arriveriez même pas à l’ascenseur », répliqua sèchement Pitt en le saisissant par le bras.

Il n’aimait pas beaucoup le président de la Chambre des représentants qui lui faisait l’effet d’une fouine.

« Il n’y a aucun endroit où se cacher », fit Loren d’une voix mal assurée.

Pitt, sans répondre, se dirigea vers la salle de bain. Il tira le rideau de la douche et ouvrit en grand le robinet d’eau chaude. Quelques instants plus tard, des nuages de vapeur envahissaient l’espace exigu de la cabine.

« Parfait, fit-il. Tout le monde dans la douche. »

Personne ne bougea. Tous le dévisageaient sans comprendre, comme s’il débarquait d’une autre planète.

« Vite ! ordonna-t-il. Ils vont être là d’une seconde à l’autre ».

Son adjoint lui-même le contemplait d’un air ahuri.

« Comment comptes-tu caser trois personnes dans ce réduit tout juste assez large pour une ?

— Mets ta perruque. Tu y vas aussi.

— Quoi, tous les quatre ! balbutia Loren, incrédule.

— C’est ça ou un aller simple pour Moscou. Vous vous débrouillerez. Les gosses arrivent bien à s’entasser par dizaines dans les cabines téléphoniques. »

Giordino s’exécuta pendant que Pitt se penchait dans la salle de bain pour régler la douche. Il fit s’accroupir Moran qui tremblait de tous ses membres entre les jambes de Giordino tandis que Loren grimpait sur le dos de ce dernier et que Larimer se pressait contre la cloison du fond. Ils réussirent ainsi à tous tenir, aspergés par le jet brûlant. Pitt venait de tourner le robinet d’eau chaude du lavabo pour augmenter la vapeur quand on frappa à la porte.

Il se précipita pour aller ouvrir tout de suite afin de n’éveiller aucun soupçon. Le second du Leonid Andreïev s’inclina avec un sourire :

« Mr. Gruber ? Nous sommes navrés de vous déranger, mais nous nous livrons à une inspection de routine des installations d’extinction d’incendie. Vous permettez que nous entrions ?

— Mais bien entendu, répondit obligeamment le faux Gruber. Pas de problèmes pour moi, mais mon épouse est sous la douche. »

L’officier fit signe à la femme qui l’accompagnait. Celle-ci s’appliqua à contrôler les diffuseurs puis, avec un geste en direction de la salle de bain, elle demanda :

« Je peux ?

— Je vous en prie, fit Pitt d’un ton enjoué. Ma femme n’y verra pas d’inconvénients. »

La Russe ouvrit la porte et fut aussitôt enveloppée d’un nuage de vapeur. Pitt s’avança et se pencha sur le seuil :

« Hé ! chérie, il y a une dame qui veut vérifier les extincteurs. Elle peut ? »

Tandis que le nuage se dissipait, deux yeux surmontés d’épais sourcils et d’une masse de cheveux dégoulinants apparurent entre les pans du rideau de la douche.

« Qu’elle entre, répondit la voix de Loren. Et si vous pouviez nous apporter des serviettes sèches par la même occasion. »

La Russe se contenta de hocher la tête en déclarant :

« Je m’en occupe dans un instant. »

Pitt grignota un canapé et en offrit un au second qui refusa poliment.

« Je suis content de voir que vous prenez tellement soin de la sécurité de vos passagers, fit-il entre deux bouchées.

— Nous ne faisons que notre devoir, répliqua l’officier en jetant un regard intrigué sur le plateau de hors-d’œuvre. Je constate que vous appréciez également notre cuisine.

— Zelda et moi adorons les en-cas. En fait, nous les préférons même aux plats plus consistants. »

La femme ressortit de la salle de bain et prononça une phrase en russe. Pitt ne reconnut que le mot Niet.

« Désolé de vous avoir dérangé, fit alors le second avec courtoisie.

— De rien. »

Dès que la porte se fut refermée, Pitt se précipita dans la salle de bain.

« Surtout que personne ne bouge », ordonna-t-il.

Puis il alla s’asseoir sur la couchette et avala un toast de caviar.

Une minute plus tard, la porte s’ouvrait brusquement et la Russe entrait, fonçant comme un taureau, le regard inquisiteur.

« Vous désirez quelque chose ? demanda le faux Gruber, la bouche pleine.

— J’ai apporté les serviettes.

— Posez-les sur le lavabo, merci. »

Elle s’exécuta et quitta la cabine avec un sourire sincère, dénué de toute trace de soupçons.

Pitt attendit encore un peu, puis il se leva, entrebâilla la porte et jeta un coup d’œil dans le couloir. Les Russes entraient dans une cabine située tout au fond. Il retourna alors dans la salle de bain et ferma les robinets.

Avec leurs vêtements trempés, leur air malheureux, les quatre humains entassés dans la douche ressemblaient à des chats mouillés.

Giordino sortit le premier, balançant sa perruque dans le lavabo, suivi de Loren qui entreprit aussitôt de se sécher les cheveux. Pitt aida ensuite Moran à se relever et il dut à moitié porter Larimer jusqu’à sa couchette.

« Très intelligent de ta part d’avoir réclamé des serviettes, fit Pitt en déposant un baiser dans le cou de la jeune femme.

— Merci, répliqua-t-elle avec un petit sourire moqueur.

— Nous sommes en sécurité maintenant ? s’inquiéta Moran. Vous croyez qu’ils vont revenir ?

— Nous ne serons tirés d’affaire que quand nous aurons quitté ce bateau. Et nous pouvons compter sur une nouvelle visite. Quand ils auront fini de fouiller le paquebot et n’auront rien trouvé, ils vont redoubler d’efforts.

— Et tu as un autre plan génial dans ta manche, Houdini ? demanda Giordino.

— Oui, répondit tranquillement Pitt. J’en ai un. »

 

Panique à la Maison-Blanche
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